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D'où vient le bio ? Philosophies et histoire d'un mouvement

D'où vient le bio ? Philosophies et histoire d'un mouvement

Qu’est-ce que le bio ? La réponse est moins évidente qu’elle ne semble au premier abord. Consiste-t-il seulement à manger des aliments produits le plus naturellement possible, sans OGM, pesticides ni engrais chimiques ? À respecter l’écologie des terres ? À opter pour les variétés les plus savoureuses ? Assurément, ce sont là les raisons traditionnelles pour lesquelles nous mangeons bio. Nous voulons des aliments qui ont du goût – cela exclut les aliments venus par bateau, et donc irradiés –, bons pour notre santé et qui conservent autant de nutriments que possible.

D’autre part, nous refusons que notre alimentation contienne des produits chimiques qui nous rendront malades à moyen terme, comme ils rendent déjà malades les producteurs ainsi, que le révèle l’association Phyto-Victimes. Et nous savons que cette industrie privilégie la durée de conservation sur la qualité, pour satisfaire des réseaux de distribution de plus en plus étendus.

Mais ces raisons légitimes ne définissent pas le bio. De façon très factuelle, Thierry Doré, médiateur du livre « Agriculture biologique : espoir ou chimère ? », se réfère aux chartes du bio. La première charte française date de 1980, mais c’est la charte européenne de 2007 qui fait référence. Là encore, comme le souligne l’auteur lui-même, il ne s’agit que d’un cadre légal et prescriptif, qui laisse une réelle marge de manœuvre aux producteurs bio. Si nous devions définir le bio, c’est donc plutôt par une opposition : la défiance et la confiance.

Prise de conscience du grand public

Nous ne sommes au courant des scandales alimentaires que lorsqu’ils entraînent de regrettables décès de concitoyens : ainsi en a-t-il été de la vache folle et des hachis à la viande de cheval avariée. Un constat s’impose : nous ignorons les procédés qui président à la production de nos aliments, et nous ne pouvons pas faire confiance aux industriels. Les règles d’hygiène drastiques auxquelles s’astreint l’agro-industrie faillissent à nous protéger, même à court terme. Nous ne pouvons plus que nous défier de l’industrie alimentaire, rire de sa publicité, cesser de recourir à des plats préparés remplis de conservateurs et même arrêter de manger des produits transformés.

C’est là tout ce que le consommateur attend du bio : qu’il réponde à la défiance que provoque l’industrie agroalimentaire, et qu’il donne confiance dans des produits fabriqués avec soin, selon des méthodes qui lui seront les plus naturelles possibles, de façon à protéger le goût et les apports nutritionnels des aliments. Si en plus la production bio peut se prévaloir d’écologie et de solidarité, faire en sorte que moins de carburant soit consommé, que les sols soient mieux respectés et que les producteurs soient mieux rémunérés, c’est encore mieux.

Ce que nous définissons ici comme un engagement bio pour une alimentation dans laquelle le consommateur puisse avoir enfin confiance a non seulement une histoire et une philosophie propre, mais il doit demeurer dans une vigilance constante quant aux pratiques concrètes. Et conserver une viabilité économique. La question demeure moins de savoir si le bio peut changer la société entière – ce que l’on ne peut qu’espérer – que de savoir si nous pouvons, là où nous vivons et à l’époque à laquelle nous vivons, nous nourrir sans nous empoisonner.

Le retour à la terre

L’industrie agroalimentaire a pris son essor au début du XXe siècle. C’est également l’époque où les engrais chimiques ont commencé à faire leur apparition. Ceux-ci ont réussi à renouveler les sols épuisés par une exploitation intensive, mais ils ont aussi ouvert l’agriculture à toutes sortes de nouvelles pratiques, notamment, par la suite, l’usage des pesticides et des dé­sher­bants.

L’industrialisation de l’alimentation est directement corrélée à l’exode rural et à la mécanisation de l’agriculture. Le progrès a consisté, dès avant-guerre, à produire de plus en plus avec de moins en moins de main-d’œuvre. Catherine Chalom, directrice de la coopérative Le retour à la terre, le résume ainsi : « Il s’agissait surtout d’augmenter les rendements par travailleur. » Moins il y avait de personnes à travailler aux champs, moins les produits de l’agriculture coûtaient cher et plus la main-d’œuvre pouvait être employée ailleurs, dans l’industrie notamment. Les tracteurs électriques permirent de tracer les sillons même les jours de pluie, quitte à raviner les sols. Et le soin apporté aux produits ne cessa de diminuer au point qu’aujourd’hui il soit inenvisageable de ne pas utiliser de désherbant, tant l’arrachage des mauvaises herbes est exigeant en main-d’œuvre.

Les auteurs qui ont eu l’intuition des processus en cours ont réagi de façon pour le moins conservatrice. Le principe du retour à la terre, qui passe, dans « Regain » de Jean Giono, par la culture d’un blé spécifiquement français, a été instrumentalisé par Vichy dès son régime établi. Ainsi, la confiance dans les vertus de la terre nourricière est-elle devenue un des thèmes du nationalisme, pour lequel « la terre ne ment pas ».

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Cela s’explique aisément. Les partis d’extrême droite étaient fondamentalement opposés à l’industrialisation de la société, parce que les ouvriers étaient majoritairement communistes. Si le fascisme italien a promu la révolution verte et la culture du blé pour nourrir l’Italie, il restait un mouvement qui consistait à prôner une culture de l’ordre dans une société irrémédiablement vouée à l’industrialisation.

En France, au Royaume-Uni et en Belgique, pays déjà fortement industrialisés, c’est plutôt le fantasme d’une société rurale et paisible que les extrémistes opposaient à une société déjà industrialisée, et donc potentiellement révolutionnaire et collectiviste. Ce n’est pas la famine en Ukraine (1931-1933), où périrent 5 millions de personnes des suites de la collectivisation des terres, qui leur aurait donné tort. Mais cette vision d’une société agraire s’ancrait dans le fantasme d’un retour à la société d’Ancien Régime, aux valeurs traditionnelles et religieuses et à un ordre social où la démocratie n’aurait pas droit de cité. La défaite de ces régimes et partis agrariens en Europe a, après-guerre, ouvert la voie au progrès sans entrave. La patrie, c’était désormais l’appareil industriel et la puissance productive.

La biodynamie : une contre-science ?

Pour contrer l’industrialisation naissante de l’agriculture, l’autre méthode a consisté à produire une science parallèle, une agronomie alternative. C’est de cette tradition, initiée principalement par l’anthroposophe ­Rudolf Steiner, que se réclament encore aujourd’hui les partisans de l’agriculture biodynamique. Celle-ci s’ancre dans une « science spirituelle », que Steiner décrit dans son « Cours aux agriculteurs ». Il ne semble pas outrancier de qualifier les méthodes que préconise le théosophe comme clairement ésotériques, reposant sur une analyse des mouvements lunaires, sur des fertilisations et des protections symboliques proches des pratiques païennes.

Michel Onfray, dans son dernier ouvrage « Cosmos », analyse cette pensée comme « magique » ou « religieuse », ne manquant pas de mots durs pour en qualifier les résultats : « Le vin biodynamique est un genre de vin de messe : il ne donne d’extase qu’aux croyants. » L’ésotérisme biodynamique doit-il résolument être condamné pour n’avoir rien de scientifique ? Remettons les choses dans leur contexte. Le biodynamisme a consisté en une première forme de résistance à l’agro-industrie, et puisque son engagement n’a pas d’ambition politique, il n’a pas vocation à changer la société. Il s’agit donc d’une spiritualité bio recevable comme telle, si tant est que l’on écarte sa prétention à faire science. Car le bio, pour qu’il soit accessible à une partie conséquente de la population, ne doit pas passer par une adhésion à des principes ésotériques.

D’autre part, pour être viable économiquement, le bio doit aussi rentrer dans le cadre d’une législation adéquate, afin de se prémunir contre les éventuels méfaits des progrès en agronomie. Dès lors, il doit reposer sur des critères scientifiques pour protéger ses consommateurs dans le cadre d’un État de droit. C’est en ce sens que la doctrine biodynamique ne peut représenter le bio, mais peut en tenir lieu de branche, distincte du reste de cet engagement citoyen.

Les producteurs bio

La transformation de l’agriculture en agro-industrie, après la Seconde Guerre mondiale, a provoqué des résistances. En France, dès les années cinquante, des agriculteurs se mobilisent et font adopter le terme d’agriculture biologique. Toutefois, ils restent encore divisés, comme en témoigna la scission de l’AFAB en 1964.

La question du bio, parallèlement à la critique du progrès technique à outrance, commence à émerger pour le grand public à partir des années 1970, consécutivement aux événements de Mai-68, puis à la fin des Trente Glorieuses. Au premier rapport du Club de Rome, rendu en 1972 et intitulé « Halte à la croissance ? », ont succédé les deux crises pétrolières de 1973 et 1979. Ainsi, le grand public, sensibilisé à la nécessité de l’écologie, a progressivement ouvert les yeux sur la nocivité propre à l’artificialisation de l’alimentation.

N’était-il pas déjà trop tard ? La mécanisation de l’agriculture occidentale était achevée ; dé­sher­bants et pesticides étaient déjà utilisés en grande quantité pour permettre aux pays du Nord d’écraser l’agriculture des pays du Sud en produisant de la nourriture en abondance et en cassant les prix du marché. La Politique agricole commune européenne, en favorisant le productivisme par les subventions, a promu la France comme acteur de premier plan dans ce cercle vicieux de la perte de la qualité et de la baisse des coûts de production.

C’est à ce moment-là qu’émergent, en France, les premières marques bio. Les Côteaux Nantais se sont lancés dans la culture biodynamique dès 1970, quitte à voir leur production s’effondrer la première année. Cette affiliation montre bien l’influence que garde la doctrine de Steiner dans le mouvement bio. D’autres producteurs français, toujours actifs, ont émergé dans cette décennie, qui précède l’édiction de la première charte. Naturgie, entreprise productrice de fruits, de cidres et de confitures fondée par Jean Verdier, s’est engagée dans le bio dès l’après Mai-68. Jean Hervé, spécialisé pour sa part dans les noix, les graines et les fruits secs, a lancé son entreprise en 1976, afin de pouvoir nourrir sa famille selon des principes végétariens. Autre exemple de cet esprit : la ferme Durr, en Alsace, qui lance ses premières expérimentations bio en 1972 et parvient à la reconnaissance dans les années 1980.

C’est ainsi que la résistance au tout-chimique et l’exigence radicale d’une qualité originelle s’est organisée : par des initiatives isolées. Par la lutte contre l’industrialisation à tous crins, le respect de la terre nourricière s’écartait définitivement des fantasmes agrariens de l’entre-deux-guerres. Le bio naissant ne s’inscrivait pas dans un projet politique, mais dans une défense de la santé des consommateurs, qui reste encore aujourd’hui son principe fondamental.

Défis mercantile et technique

Suivant le principe de responsabilité de Hans Jonas, qui consiste à donner une valeur juridique à la nature, les rares producteurs résistants se sont munis d’une charte désormais adoptée à l’échelle européenne. Mais de même que la charte de 1980 ne mentionnait pas le danger potentiel des OGM, l’agriculture bio doit, pour rester intègre, faire face à deux types de défi : mercantile et technique.

Le défi mercantile est désormais connu sous le terme de greenwashing. En un mot, si autrefois la publicité promouvait telle lessive parce qu’elle lavait « plus blanc », aujourd’hui, un certain nombre de produits présents dans les supermarchés prétendent être « plus verts ». Cela permet de déculpabiliser le consommateur d’acheter des produits toxiques et écologiquement nocifs. La lessive est encore caractéristique de cet état de fait puisque l’on propose des lessives plus écologiques que les précédents modèles, alors que l’on peine à concevoir que ces détergents, que l’on rejette dans les fleuves, contribuent à adoucir le sort de la faune et de la flore qui y vivent. Le greenwashing compte sur le fait que les consommateurs continuent à consommer toujours autant, sans s’interroger sur la nocivité réelle des produits qu’ils utilisent. Ce soupçon s’étend jusqu’au bio, dont l’Union européenne, dans sa charte, donne une version souple, qui permet par exemple jusqu’à 0,9 % d’OGM par contamination sur une exploitation bio (les graines OGM pollinisent aussi les champs non-OGM). Le bio est un standard, voire un étendard, et comme tel, il peut être instrumentalisé. C’est pourquoi il requiert une exigence et une implication constantes des consommateurs comme des agriculteurs, faute de quoi il deviendra aussi imprécis et mercantile que le terme « vert » lui-même.

Le second défi qui se pose au bio est celui du progrès scientifique, étroitement corrélé à celui de la viabilité marchande. Pour Gil Rivière-Wekstein, les OGM représentent l’avenir de l’agronomie, et même du bio. Ils pourraient même permettre aux agriculteurs de poursuivre leurs pratiques respectueuses de l’environnement tout en conservant des prix abordables face à une agriculture conventionnelle qui n’hésite pas à polluer et employer toutes les techniques qui peuvent lui assurer le meilleur rendement.

Si les OGM résistants aux glyphosates représentent la hantise de tous les partisans du bio, ces derniers, qu’ils soient producteurs, consommateurs ou militants, doivent définir clairement ce qu’ils acceptent et ce qu’ils rejettent du progrès. Revenir à une agriculture où l’on arracherait à la main les mauvaises herbes mobiliserait une population énorme, que l’on ne pourrait guère attirer par la perspective d’un salaire confortable.

Or le bio doit rester viable économiquement, d’autant plus qu’afin de rester compétitif, il est contraint d’opter pour des méthodes moins ­respectueuses pour l’environnement que ses partisans le souhaiteraient. L’utilisation du cuivre ou de l’huile de margousier dans certaines exploitations bio est éloquente : les insecticides « bio » tuent les organismes qui vivent dans la terre, tels que les vers, aussi bien que les pesticides chimiques.

Deux camps s’opposent aujourd’hui sur l’avenir du bio, dont les points de vue s’affrontent dans le livre « Agriculture biologique, espoir ou chimère ? ». Pour les premiers, représentés par Marc Dufumier, le bio est une révolution nécessaire. L’agriculture conventionnelle crée de la pauvreté dès lors que les producteurs du Nord, encouragés à la surproduction par les subventions, cassent les prix sur le marché mondial. Cette situation ruine les agriculteurs du Sud, lesquels quittent leurs champs pour s’entasser dans des bidonvilles insalubres et miséreux.

L’autre argument est que l’agriculture conventionnelle est très dommageable, tant pour la santé des consommateurs et des producteurs que pour la nature elle-même, qui subit les glissements de terrain, les érosions et l’extinction biologique d’espèces indispensables à notre écosystème, dont les abeilles. Si ces partisans du bio se gardent de projeter une date à partir de laquelle notre terre deviendra incapable de nous nourrir, ils conjecturent que ce moment est inéluctable. En ce sens, ils sont assez proches des Décroissants, dont la doctrine est fondée sur l’épuisement des ressources énergétiques. Enfin, comme le souligne Catherine Chalom, l’agriculture bio souffre de la proximité du non-bio, qu’il s’agisse des épandages de produits chimiques ou des OGM.

Entre scepticisme et décroissance

De l’autre côté, Gil Rivière-Wekstein se fait le porte-parole des sceptiques. Il récuse la possibilité pour notre civilisation de passer au tout bio, parce que cela revient à mettre en place une révolution agraire impossible (lire notre entretien). Nous pourrions ajouter, sans le contredire, que pour bien des foyers modestes, passer à une alimentation bio reviendrait à une privation qui va à l’encontre du fantasme de l’abondance vanté par la publicité depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour Gil Rivière-Wekstein, si la résistance des partisans du bio se justifie par une exigence de qualité, en faire un projet de société reste utopique.

Sans pencher du côté des Décroissants, on peut aussi se faire critique du fantasme de l’abondance. Déjà décrit par le sociologue Jean Baudrillard en 1969 dans « La Société de consommation », il s’est encore amplifié, jusqu’à devenir une « hypermodernité », selon le terme de Gilles Lipovetsky : les technologies virtuelles nous ont inculqué que nous pouvions avoir tout, tout de suite, et sans contrepartie autre que pécuniaire. C’est évidemment faux.

Ce en quoi nous restons archaïques, et peu différents de nos grands-parents pilotés par l’essor de la télévision, c’est par l’obsession que nous avons de la production et du profit. Nous pensons encore qu’il revient aux politiques de réguler les excès du productivisme, alors qu’ils ont toujours plus écouté les producteurs et les distributeurs qui se prévalent d’être les moteurs de l’économie, que les consommateurs et les électeurs isolés.

Donc, si nous voulons un accès généralisé à une alimentation de qualité, c’est en tant que consommateurs que nous devons nous unir. Et si nous voulons que le bio nous serve d’étendard, alors il nous faut aussi nous cultiver sur les pratiques de production de façon à accroître progressivement nos exigences. Croire au Grand Soir du bio, c’est repousser chaque jour à demain un changement de société qui ne peut qu’être progressif, même s’il nous semble impératif. Danton a dit qu’après le pain, l’instruction est la première nécessité du peuple. Alors que la qualité de l’instruction soulève de nos jours un débat d’ampleur national, il serait également temps que la qualité de notre nourriture soit enfin au premier plan des discussions et ne reste pas confinée aux disputes partisanes. 

(Photo Les Côteaux Nantais)

 

Pour en savoir plus : « Les Fondateurs de l'agriculture biologique », d'Yvan Besson, éditions Sang de la Terre, 2011.

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